𝗔𝗯𝗶𝗴𝗮𝗲̈𝗹-𝗽𝗿𝗼 : 𝗮̀ 𝗰𝗼𝗿𝗽𝘀 𝗽𝗲𝗿𝗱𝘂, 𝗽𝗿𝗼𝘀𝘁𝗶𝘁𝘂𝗲́ 𝗱𝗲 𝗹𝗮 𝗵𝗮𝘂𝘁𝗲

Oubliant sa vie de chanteur de gospel dans une église de Port-au-Prince, ce fan de sexe travaille comme trotteur, fréquente la maison des grands et vit ce métier avec affection. Un métier qui amasse de l’argent.

L’ultime rendez-vous. Et, le sujet est tabou… Comme tout bon journaliste travaillant sur un tel sujet je devrais être pile à l’heure. Voilà qui est fait. 20 heures. Les céramiques de ce bar chaud de Pétion-Ville portent déjà les marques de mes pieds. Ici, mon attention fait corps avec une chanson de Rutshelle Guillaume, comme pour me dire « Rete la ».

Le voilà qui arrive. Il me salue avec le sens d’équilibre. Jeune homme au corps mince. Le cool, lui, est extravagant. Lil Nas X ? Non « Abigaël-pro ». Un surnom parfait pour le service qu’il propose. « Bonjour. Je suis Stanley. Dans le game on m’appelle Abigaël-pro. Pro pour prostitué », a-t-il tenu à préciser.

Beau gosse, vêtu d’un tee-shirt blanc, ceinture noire, jean bleu délavé, baskets de luxe noir, je vois le travailleur persévérant qu’il est : c’est que tout fait mot. En tout cas, je lui accorde champ libre de me tutoyer.

Amical et désintéressé, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons il voulait qu’il ait affaire avec un journaliste, dont l’élégance et l’intelligence pourraient voyager hors de toute fiction. Quelqu’un qui pourrait venir toucher à la façon des atomes sensuels son portrait d’homme prostitué. Je suis certes amical, mais je veux consommer. Consommer les propos du jeune prostitué. Je ne veux surtout rien oublier.

Originaire de Jacmel (Sud-est), Abigaël-pro a 32 ans. C’est un petit spécimen à la peau noire et lisse. Mi-homme, mi-enfant, mais à mi-temps. Et pourtant, avec son caractère d’étincelle qui attache, c’est une histoire peu commune qu’il raconte lorsqu’il revient sur ses débuts.

Fils unique. Enfant de la promesse, c’est en février 2010 qu’il s’introduit dans le monde de la nuit. Le séisme du 12 janvier 2010, 7.3 sur l’échelle de Richter, vient de ravager Haïti. Plus de 300 mille morts enregistrés. Parmi les victimes, la mère de Stanley, au creux de ses 20 ans. Une vie basculée ? La prostitution, travail dans lequel le jeune Stanley s’investit, corps et âme.

Un dimanche soir, ce chrétien évangélique met les pieds dans un sous-bois de Pétion-Ville, avec services sexuels en plus des lunchs : « Un jour un ami m’avait demandé de l’accompagner à une soirée festive. Dans un bar chaud à Pétion-Ville. De là étant, une dame me faisait la cour. Elle disait vouloir faire l’amour avec moi. Je lui disais que cela a un prix. Tout semble OK, direction la piste de danse. Le sexe ? « Oui, j’ai décidé d’être prostitué ». A l’entendre, cette première expérience a été comme l’ouverture de la porte d’une maison remplie de trésor. Destin ?

Abigaël traine derrière lui 12 ans d’expérience. Aujourd’hui, Il est un prostitué « de luxe », c’est-à-dire sans s’exposer sur les trottoirs, mais avec une bonne connexion réseau. Il gère seul ses clients. Sa technique est bien marchée. Première rencontre toujours dans des bars. Ensuite, si tout semble OK, direction l’hôtel, tous frais payés. Même pour « les habitués ».

Ses clients ou clientes ? Surtout des personnes en manque d’affection, a-t-il affirmé, ou avec des désirs peu respectables.

« Je me rappelle avoir eu pour client un président de la chambre des députés, comme j’ai eu une dame de la société civile, une certaine Michelle ». Tu veux parler de Michelle Du**vier… ? « Non… ». Mais, c’est qui alors ? « Arrête tes drôles de questions. On ne fait pas ça à une fidèle cliente », m’a-t-il dit comme pour me donner de limites. Rire aux éclats.

Même s’il gagne beaucoup d’argent, pour Abigaël il n’a jamais été question de vendre son corps. Il le prête pour une heure, au même titre qu’un journaliste utilise sa tête bien faite. S’il n’a pas envie de travailler, il ne le fait pas. Jamais il ne se force.

Le prince de nuit se voit comme un travailleur social proposant son corps nu à des inconnus. Depuis ses 12 ans, le sexe n’a jamais été tabou pour lui. Bisexuel, il préfère avoir plusieurs « cavaliers ou cavalières ». Toutefois, il limite ses confessions. Comme il l’a affirmé : « Ma vie privée, ça ne regarde que moi. »

  • Cet article a été publié il y a trois ans, mais StarUne Magazine a choisi de le republier, car cette pratique perdure encore aujourd’hui à Port-au-Prince — et plus largement en Haïti.

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